La blessure s'ouvrait à l'intérieur. Comme une hémorragie qu'on ne pouvait arrêter, Nyx, elle trimbalait sa carcasse brisée au travers du bar pour distribuer de l'espoir là où il n'y en avait pas, les chaines de sa détresse fermement attachées à ses poignets et à ses chevilles, prisonnière de son propre cataclysme. Dans son esprit, le chaos régnait, épousant ses souvenirs embrasés par le dépit de sa vie brûlée, les secondes et les minutes s'éteignant en cendres sur sa peau calcinée par la souffrance. Son regard se perdait sur la foule et ses rires, cette insouciance qu'elle aurait aimé porter pour ne plus s'entendre penser, regretter, cette vague d'amertume qui était venue ravager sa fierté depuis qu'elle s'était barrée, depuis que ses pairs l'avaient rejeté de ce monde amer, penché sur le superficiel. Alors qu'elle préparait une commande derrière le comptoir, pressant le fut à bière pour satisfaire un homme à moitié comateux sur sa chaise, ses orbes se laissèrent happer par une silhouette familière, qu'elle reconnaître même dans l'ombre de l'Enfer. Luv.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

Qu'elle avait lancé, le visage fermé, le palpitant décadent sous l'effet de ces retrouvailles avec le seul amour de sa vie qui l'avait laissé, comme tous les autres. Nyx, c'était la rancune qui se lisait sur ses traits, c'était l'arrogance qui perlait dans ses prunelles, bien désireuse de montrer à son frère qu'elle ne s'était pas écroulée suite à son départ, bien qu'en réalité, elle s'était écrasée sur le sol de ses désillusions avec fracas.

Les yeux rivés vers le ciel, la lune aussi discrète que lui-même pouvait l'être, Luv se permit de rêver un peu, quelques secondes imaginaires afin de trouver le courage de faire face à sa vie, à ce qu'il avait fait. Il regardait la lune, cherchant des réponses dans sa lumière mais rien ne vint, pas même un espoir de trouver les bons mots qui arrangeraient tout, si tel était possible. Le coeur lourd, il tentait de trouver du réconfort dans des merveilleux rêves qui ne se réaliseraient peut-être pas, imaginant une scène où tout se passerait bien, où son simple visage créerait une bulle de bonheur et tous les soucis oubliés. Mais seulement, Luv connaissant bien sa soeur, savait pertinemment que de telles retrouvailles ne pourraient exister. Il l'avait blessée. Sans le vouloir, bien sûr, mais blessée malgré tout. Malgré tous ses efforts pour toujours être le meilleur frère possible, bien qu'il n'ait probablement jamais vraiment réussi, ses idéaux bien trop loin de la réalité. La lune ne donnait pas de réponses à ses interrogations, pas d'espoir pour la suite. Ainsi, il abandonna. Baissant son regard pour ne plus la voir, il tentait de calmer les battements de son coeur, palpitant stressé au milieu des bruits de la rue, des bruits parasitant son esprit et l'empêchant de trop penser, de trop réfléchir. Une grande inspiration plus tard et Luv trouvait le courage d'ouvrir le battant et de pénétrer dans la noirceur d'un lieu qui ne lui convenait guère, mais où il la trouverait elle.

Ses pas se mirent à le guider, sans qu'il n'y réfléchisse réellement, trop concentré à ignorer la musique, les rires, le bruit résonnant à ses oreilles. Ses jambes marchèrent ensemble jusqu'à arriver au point final, il était déjà là, le tout était passé bien trop vite. Alors levant la tête, il regarda sa jumelle, Nyx. Elle était là, devant lui, plus vraie que jamais après ce qui lui semblait être une existence entière sans elle, exagérant grandement la réalité.

La dureté des mots de la belle vinrent se planter dans son coeur sans crier gare. Il l'avait mérité, cela ne fait aucun doute. Mais que pouvait-il répondre à cette question, qu'était-il venu faire réellement ? Sûrement incapable de lui dire la réalité, trop honteux pour assurer ses rêves héroïques, trop honteux de se comparer à elle, peut-être.

 « On peut discuter ? Peut-être ? Juste tous les deux ? »

Regardant tout autour de lui pour exprimer ce qu’il voulait dire, ses yeux tombèrent sur toutes sortes de visages, il aurait préféré de pas se retrouver au milieu de tant de monde, il préférerait lui parler en privé. Et peut-être que venir ici n’étais pas la solution adéquate, mais c’était la seule qu’il avait pu trouver.

 « S’il te plaît Nyx… »

Qu’il réclama d’une petite voix, comme un enfant demandant de l’amour, encore et toujours. De l’amour, un peu d’amour, juste un peu. Cet amour, Luv l’avait auprès d’elle et il ne pouvait s’empêcher d’avoir peur, peut-être cet amour l’avait-il perdu. L’idée était insupportable. Ainsi il implora. S’il te plaît Nyx, qu’il demanda. S’il te plaît, encore un peu d’amour.

Ca sonnait creux à l'intérieur, son coeur émettant les bruits sourds d'une douleur qu'elle n'arriverait surement jamais à expier, elle, l'ange déchue banni de son paradis, sa vie sonnant comme une symphonie anarchique, là où régnait cette mélancolie qui dansait dangereusement avec la folie. Nyx, errant sur cette terre malade où il n'y avait plus de vie, elle vagabondait au travers des vivants, proche du précipice, et pourtant encore trop vivante pour se sentir mourir. Elle avait froid quand dans l'espace du bar régnait une chaleur étouffante, parce que Nyx, dans les tréfonds de son palpitant, il manquait un bout, quelque chose d'important. Bien trop obstinée pour se regarder ressentir, elle préférait se mentir, plongeant le déni de tous ses sentiments qu'elle avait emprisonné entre les barreaux toxiques de son esprit.

Elle ne s'était pas attendue à le revoir, Luv. Ca faisait quelques semaines qu'ils s'étaient séparés, et pourtant, elle savait que le manque l'avait gagné, bien qu'elle luttait contre cette réalité. Fuyant son regard pour ne pas le brûler avec les flammes colériques de sa rancune tenace, elle s'affairait à travailler, les muscles tendus, le corps menaçant d'exploser.

- J'ai rien à t'dire.

Fermée à la discussion, elle sentait le poison de sa souffrance gagner ses veines, se refusant à laisser l’hémorragie s’aggraver de plus belle.

- J'suis occupée là, tu vois pas ? Y'en a qui bossent pour survivre.

Elle était dure, mais elle était incapable de faire autrement. Son patron laissa traîner son regard sur la salle en arrivant derrière le bar, voyant la tension qui régnait entre eux.

- Graves, prends ta pause. Va pas me faire un autre scandale sinon j'te vire.

Parce que Nyx, elle en avait déjà essuyé des déboires à cause de ses frasques, elle qui ne retenait jamais sa langue lorsqu'on l'attaquait ouvertement. Elle hocha la tête sans un mot, sachant pertinemment que Luv allait la suivre dehors lorsqu'elle ouvrit la porte.

- T'en as déjà assez fait. Tu veux m'achever ou quoi ? Parce que c'est déjà fait.

Elle immisça une cigarette entre ses lèvres, toisant son frère avec méfiance et arrogance, prête à exploser de colère, tyrannisée par son mal-être.

La culpabilité rongeant son être, Luv resta stoïque à écouter le rejet d'une soeur qu'il aimait du plus profond de son être, plus que n'importe qui d'autre dans ce monde, dans son monde et tous les autres. Il comprenait, sa réaction, et ne la refusait pas. Peut-être que si les rôles avaient été échangés, il aurait réagi de la même façon, ou peut-être pas. Peut-être qu'il se trouvait être bien trop différent de Nyx pour comprendre ses états d'âme, malgré ses tentatives. La douleur n'en était pas moindre, rejeté une fois de plus, rejeté par celle qui ne le rejetait jamais, celle capable de tout accepter et de tout comprendre aujourd'hui ne le faisait plus. Trop blessée par un frère en qui elle croyait, certainement. Luv ne pouvait pas lui en vouloir mais il ne pouvait pas non plus s'en aller, tourner le dos à cette femme et quitter les lieux ignorant son coeur battant et réclamant un peu de temps pour s'expliquer. Cette fois-ci, ses pieds restèrent plantés dans le carrelage, il ne bougea pas ni ne parla, attendant peut-être un dernier espoir, une porte entrouverte pour s'y glisser.

Porte qui arriva, d'une voix grave et désagréable qui fit sursauter Luv sur le coup. Et alors, il comprit encore une fois qu'il avait fait une erreur, encore une. Tête baissée, coeur battant et lourd dans la poitrine, il suivit l'ombre de Nyx sans se poser plus de questions, réfléchissant aux mots qu'il pourrait dire pour avancer la colère de sa jumelle, mais rien ne vint. Il n'eut même pas le temps de tenter quelque chose en sortant qu'elle répliquait déjà, d'une voix qu'il ne lui connaissait pas tant, finalement.

Ses mots vinrent une nouvelle fois ouvrir un peu plus le coeur qui battait dans la poitrine de Luv, il ne s'était peut-être pas assez préparé à la colère et la détresse qu'elle pouvait ressentir, il aurait dû réfléchir un peu plus, peut-être.

« Je...  » Il ne sût quoi dire, incapable de réfléchir alors qu'elle se trouvait devant lui, mécontente. « Je veux pas te causer d'ennui mais je... je voulais juste parler ?  »

Pas certain de comment s'y prendre pour apaiser la belle, pas certain des mots à employer pour exprimer ses erreurs et son ressenti sur la question, Luv qui a l'habitude d'ordinaire de se cacher, ici mis à jour et ouvert à toute possibilité.

« Je voulais pas te blesser la dernière fois, ou perdre contact avec toi juste pour ça.  »

Juste pour ça, mots qui sortent de sa bouche sans qu'il ne s'en rende compte et qu'il regrette immédiatement après. Luv, mauvais pour la communication, mauvais pour se sortir du pétrin visiblement.

« Enfin pas juste pour ça, non, pardon, c'est juste que... c'est plus compliqué que ça, tu sais ?  »

Il n'ose pa le dire, réellement, dire que son rejet datant d'il y a quelques semaines ne concerne pas qu'elle, mais bien l'ensemble d'une famille qui n'a jamais fonctionné et qu'il rêverait de pouvoir sauver, enfant perdu dans un corps de grand, esprit rêvant d'un monde plus beau, rêvant de le rendre lui-même plus beau, peut-être.

Elle s'était remémorée les blessures de cette dispute qui avait laissé des traces à l'intérieur de sa cage thoracique exigu, Luv qui s'était tût devant les faits, donnant silencieusement raison à son père bien qu'il n'avait jamais voulu le faire. Parce dans le fracas de leurs mots percutants, Nyx aurait voulu que Luv se redresse devant leur tyran, qu'il n'attrape sa main pour les conduire ailleurs, à l'extérieur pour respirer un air plus sain. Elle était sortie seule, déphasée devant son regard qui s'était brisé dans des larmes de rages, et elle s'était jurée de ne plus jamais remettre les pieds dans cette maison qui respirait la détresse, Luv et sa mère qui s'étaient toujours effacée devant l'oppression du père. Elle lui en voulait. Elle aurait voulu le haïr pour de vrai, mais la vérité était tout autre, parce qu'elle peinait à annihiler l'amour douloureux qu'elle possédait toujours pour son frère, même si elle le considérait comme un traître.

Elle avait pas l'habitude de s'ouvrir le cœur pour déverser le contenu de ce qu'il regorgeait : des espoirs anéantis aux effluves toxiques, ses pulsions viles qui n'étaient que l'état des lieux de son âme nihiliste. Alors, elle essayait de gagner du temps avec Luv qui attendait, implorait son écoute qui ne pouvait se faire, tout ça à cause de ses regrets. Cherchant de l'air dehors, elle se donnait une contenance en portant sa cigarette à ses lèvres, respirant à plein poumons ce cancer qui paradoxalement la faisait renaître.

- "Juste pour ça"?

Elle pouffa d'un rire mauvais, secouant la tête pour lui faire comprendre qu'elle n'était pas d'humeur à essayer de deviner entre les lignes, comme avant.

- Qu'est-ce qui est compliqué ? Que t'aies choisi ton camp ? Que t'as préféré lui donner raison alors que j'avais besoin de toi ? Que tu m'aies abandonné ? Vas-y explique. Je suis toute ouïe.

Son regard s'assombrissait de colère à mesure que les secondes embrasaient le peu de patience qu'elle avait. Elle le connaissait par cœur, Luv, son âme sœur, celui un peu gauche et maladroit avec les mots. Mais cette fois, elle ne tenait plus le rôle de soutien, elle n'avait aucune envie de faire un pas vers celui qui avait broyé son cœur entre ses mains.

- J'ai failli me retrouver à la rue et t'en avais rien à foutre.

Luv savait, au plus profond de lui, que le geste et les mots qu'il avait pu faire lors de ce moment dont ils se souviendraient tous les jours probablement pour le reste de leurs jours, avait eu plus d'impact que ce qu'il n'aurait souhaité. Il savait qu'il l'avait trahie, qu'il aurait du faire autrement, la soutenir elle plutôt que de continuer sa route comme son esprit le lui dictait. Il le savait, bien évidemment, mais ne pouvait désormais plus se défaire de ses actes passés, aussi décevants soient-ils, enfant rêvant d'une autre destinée. Reviendrait-il en arrière s'il en avait la possibilité ? Ferait-il les choses différemment ? Sûrement que non, enfant au grand coeur, persuadé de faire les choses correctement, de choisir la voie qui le mènerait vers un bonheur final. Sûrement que Nyx ne comprenait pas et qu'il ne pouvait pas lui en vouloir, lui refusant des explications sincères et vraies qui, peut-être, mettraient fin à ces non-dits et ces souffrances.

Il sut également, au moment où les mots interdits franchirent la bordure de ses lèvres, qu'il avait fait une erreur majeure, qu'il aurait mieux fait de se taire plutôt que de balancer des absurdités regrettées aussitôt. Il le sut et Nyx ne s'en cacha pas non plus, ce à quoi il s'attendait, connaissant sa soeur sûrement plus que n'importe qui dans un monde qu'il ne comprenait et ne contrôlait pas.

« C'est pas... » il tenta de s'excuser, de lui faire comprendre que les mots avaient dépassé sa pensée bien trop rapidement et qu'il regrettait cette tournure mais il n'en eut pas le temps. Nyx déversait sa colère et il ne pouvait pas lui en vouloir, elle avait bien raison. Sûrement que les rôles échangés, il se serait retrouvé dans le même cas, ainsi il la laissa parler.

Mais les derniers mots furent les mots de trop, un coeur brisé et une douleur lancinante. Luv n'avait pas voulu de ça, il n'avait pas voulu l'abandonner à un triste sort, c'était bien tout l'inverse de sa démarche : sauver tout le monde, un but impossible peut-être mais tant rêvé.

« Je me serais occupé de toi si tu m'en avais laissé l'occasion... » qu'il marmonna, de façon à peine audible, trop honteux de dire des mots qui aujourd'hui n'avaient probablement plus d'importance. Promesse lancée qui ne sert plus à rien, expirée par le temps passé, les semaines silencieuses. « J'ai... » Il n'osait pas. Levant les yeux vers la belle, il sut qu'il n'avait pas le choix que de parler, d'expliquer peut-être. « J'ai pas voulu choisir entre toi ou eux, c'était pas un choix. » Dans l'esprit de Luv, c'était la seule solution pour sauver leurs vies à tous, à terme. Une solution peut-être stupide, mais la seule solution qu'il ait pu imaginer à ce moment précis. Et il gardait l'espoir secret qu'un jour, Nyx le comprenne également. « C'était pas un choix Nyx, c'en était pas un, essaie de comprendre... » Désespéré, peut-être qu'il aggravait son cas, se raccrochant à des supplications qui ne trouveraient peut-être jamais refuge.

De par son regard qui la sondait, Luv, il ouvrait ses plaies, il appuyait sur ses regrets, sur ses échecs qu'elle revivait dans leur conversation passive-agressive, loin d'être axée sur l'écoute et la compréhension qu'elle n'était plus capable d’appréhender dans son instinct d'auto-destruction. Nyx, elle aurait voulu retourner en arrière, ne jamais avoir à prendre cette ligne de coke trop délétère pour sa santé, mais qui l'a franchement été pour sa carrière échouée. Et pourtant, ce n'était pas des envies de s'améliorer qui l'a tiraillaient, mais bien celles de se laisser aller à ses excès. Elle en avait plus rien faire d'être mauvaise, parce que le monde s'était acharné à la tirer plus bas que terre, et malheureusement, ils avaient réussi à lui faire courber l'échine, à la faire taire dans le bruit sourd de son myocarde rongé par les ténèbres.

- Te laisser l'occasion ? Pourtant, je t'ai demandé de venir avec moi. De partir. Et t'as fait quoi toi ?

Lui rappela-t-elle, le regard noir qui retraçait cette fameuse soirée où son frère avait choisi de rester plutôt que de la suivre dans sa destinée. Normalement, jamais ils n'auraient eu à se lâcher, parce que depuis tout petits, malgré leurs différences de personnalité, ils étaient une seule et même entité. Elle fronça les sourcils vis-à-vis de ses justifications, peu à même de comprendre pourquoi il n'avait jamais eu le choix de prendre la fuite quand elle, elle avait toujours préféré être libre. De toute façon, on ne lui avait pas demandé son avis.

- Comment ça t'as jamais eu le choix ? J'sais pas, t'as quel âge Luv ? Il serait temps que tu saches ce que tu veux dans ta vie et surtout, que tu l'affirmes pour une fois. T'as jamais osé. Et maintenant ouais, forcément que y'a eu des conséquences entre toi et moi.

Parce que si sa mère était fière de son fils qui était restée auprès d'elle, Nyx, elle errait sans personne, privée des ailes que son frère avaient toujours fait renaître.