C’est simple mais doux, ce vent dans mes cheveux, ces mèches au vent, qui ne peuvent se soustraire à rester emprisonnées dans cette toque que j’me suis faite rapidement. Faut croire que même mes cheveux aiment pas la discipline. Ça me surprend pas plus que ça. J’regarde distraitement les vagues qui viennent lécher le sable. Les roues de mes rollers me propulsent rapidement. Comme s’ils avaient le don d’arrêter tout l’reste du monde. Juste un instant. Pour me donner la chance de ressentir cette fraction de seconde de liberté, où il n’y a que la musique et le vent qui comptent. L’horizon bleu qui m’donnent l’impression que mes problèmes sont petits. C’est probablement pour ça que j’aime autant venir ici. La tête ailleurs, un de mes roller se coince rapidement et, un instant, le temps semble si long à me rattraper. La gravité finit son œuvre et j’fais un énorme face à face avec un gars qui arrivait à toute vitesse. Mon souffle se coince. J’pousse un cri et j’me retrouve au sol, une douleur à l’épaule et la colère qui monte. Le corps étalé sur le sien. À me demander si j’viens pas de vivre une foutue scène de film romantique. J’crois que j’vais vomir.

Mes écouteurs sur la tête, je laisse le vent fouetter mon visage alors que je roule sur la promenade. L’océan d’un côté et la population de l’autre. À ce temps-ci de l’année les touristes ne sont pas encore là et la plupart des résidents attendront encore quelques mois avant de venir se faire bronzer ou encore se baigner dans l’eau salée. Alors c’est plutôt calme en dehors des piétons, coureurs et autres qui se baladent en roulant d’une manière ou d’une autre. Je me propulse à nouveau d’un mouvement rapide et systématique du pieds, sortant mon téléphone pour voir le message que je viens de recevoir, sauf que j’ai pas le temps de voir quoi que ce soit parce que ton corps percute le miens si fort qu’on se retrouve tous les deux au sol dans un claquement des corps, un craquement terrible qui se fait entendre lequel vient soit d’un os brisé ou de la vitre de mon téléphone qui vient de se faire exploser. J’suis trop sonné pour réagir tout d’suite, mon skate parti rouler plus loin et mes écouteurs tombés à côté de moi. Un grognement sourd m’échappe alors que je reprends lentement mes esprits, assez pour comprendre que t’es allongé sur moi. « Joder… »

J’suis sonnée. J’ai du mal à voir quoi que ce soit. Tout est sans dessus dessous. J’ai la vague impression d’être entrée dans une twilight zone. Je grogne en espérant que mes rollers vont bien. J’ai pas les moyens de m’en acheter d’autres. Déjà que cette paire m’a presque vue naître. Mierda Dès que j’me rends compte que mon corps est pressé contre le tien, j’me laisse glisser sur le côté, les yeux vers le ciel tout en commençant à t'insulter. Putain tu t’crois dans Fast and furious ou quoi, cabron? T’as bien failli m’disloquer l’épaule, crétin! C’est qu’après ces douces paroles que j’prends le temps de reprendre mon souffle. Les injures avant la respiration. Ouais. J’ai toujours plein de bon sens.  J’espère pour toi que t'as pas brisé mes roller! Sinon j’te jure que tu vas… Mes yeux accrochent enfin les tiens. Et leur couleur m’est familière. Mon cœur se déchire et papillonne à la fois. Parce que, nous deux, c’est une histoire vieille comme le monde. Ou plutôt vieille comme moi. Parce que j’te connais depuis toujours. Ou… plutôt… j’te connaissais. … payer.

Cet accent hispanique me semble familier, mais je suis encore trop ébranlé pour comprendre quoi que ce soit. Ton poids quitte mon corps et les insultes fusent rapidement, éveillant ma frustration. C’est pas ma putain de faute à moi si tu regardais pas où tu allais merde! T’as peut-être pratiquement une épaule disloquée, mais c’est pas ton corps qui a amorti la chute! « Tu crois peut-être que t’es un poids plume et que j’me plais à servir de coussin à toutes les nanas de la promenade? » Je me redresse enfin pratiquement au même moment que toi et nos regards se croisent, s’accrochent en plein milieu de tes paroles acerbes. Non. C’est pas possible. Mon cœur arrête une seconde de trop et un frisson me traverse malgré la chaude température. « Rafa… »

J’pourrais presque croire que j’suis en plein cauchemar. Un mauvais rêve, ouais. Depuis tout ce temps, alors qu’on habite le même quartier, il fallait que je tombe (littéralement) sur toi ici. Joder… tu m’as longtemps manqué, c’est ça le pire. Sauf que j’pouvais pas continuer à t’regarder dans les yeux sans me sentir coupable. Parce que je t’ai volé ton père. Mon sang ne fait qu’un tour. Rafa… Mes oreilles accueillent ta voix comme une douce mélodie. Mais mes entrailles se contractent en pensant à tout le mal que j’ai pu te causer. J’suis là, couchée sur la promenade à tes côtés, à te regarder d’un œil à la fois heureux et peiné. J’sais pas comment c’est possible mais c’est bel et bien le cas. C’est moi qu’tu traites de poids lourd? J’hausse les sourcils. La provoque, l’un de mes meilleurs moyens de défense. Mais les coins de mes lèvres sont relevés. Parce que la situation est… wow… assez surprenante. On t’a jamais appris à ne pas insulter une latina? On a mauvais caractère à c’qui paraît. J’me relève rapidement tout en faisant comme si la situation était… normale?

J’y crois pas. De toute la population de Los Angeles, il fallait que je tombe sur toi. Toutes ces années à s’éviter dans notre quartier et c’est à Santa Monica, of all fucking places, qu’on se fonce littéralement dedans tous les deux. Une petite remarque de ta part, du sarcasme, ton langage favori et j’ai l’impression d’me prendre une flèche en plein cœur. J’voudrais sourire, j’voudrais en rire et rétorquer comme si de rien n’était. Comme si on avait 16 ans à nouveau. Comme si tu m’avais pas pris mon père en tuant le tient. Mais j’y arrive pas. J’pourrais me laisser retomber sur le dos et fixer le ciel jusqu’à ce que tu disparaisses ou que j’me réveille, mais c’est pas un rêve parce que fuck, j’ai réellement mal. J’me relève donc péniblement en cherchant toujours les bons mots qui ne viennent pas, faute de quoi je laisse les mauvais s’échapper « J’devrais avoir peur que tu me plantes un couteau dans le dos? »

À quoi je m’attendais? Pas à ça il faut croire. Parce que tes mots me rentrent dedans comme un uppercut. Et je sais de quoi je parle. J’en ai pas mal reçus au fil des années. J’ai la mâchoire si se serre. J’aurais sûrement mis une raclée au mec si c’était pas toi. Toi, t’as le droit de me détester. Ouais, c’est exactement ça.  J’supporte ton regard. Le ton glacé. Aussi bien assumer ce que j’suis. La fille d’un homme violent. Tel père telle fille. Ces mots me brûlent plus la gorge que j’le croyais et les derniers mots sonnent rauques. J’me racle la gorge et hausse les épaules. J’ai les veines en feu. L’cœur qui me bat dans les tempes. J’mérite une baffe. J’pourrais te dire de passer le bonjour à ton père. Te provoquer. Mais à quoi bon?

J’sais pas pourquoi j’ai dit ça, sincèrement, ça m’fait aussi mal d’le dire que de voir cette douleur qui traverse ton regard. J’t’en veux Raf, mais pas à ce point-là. Pas au point d’être délibérément méchant avec toi. Pourtant, j’vois pas d’autre solution. Parce que j’peux pas te prendre dans mes bras comme j’aimerais le faire et que j’ai aucune idée comment te pardonner après tout ce temps. Le sarcasme, toujours le sarcasme. Tu te fais froide, mais j’y crois pas. Tu brûles de l’intérieur, j’pourrais presque croire que les flammes émanent de ta peau. « Bullshit. » T’as jamais rien eu à voir avec lui, pas comme ça. Et j’refuse de croire que c’est le cas maintenant.

 Un rire cynique s’échappe de ma gorge. C’est quoi ce bordel, Andres? À quoi tu joues exactement? Tu m’piques et après tu viens m’dire que, au final, j’suis pas comme mon père? Qu’est-ce que j’ai de différent, mh? J’suis égoïste. Violente. J’me noie dans des solutions faciles comme la drogue. Parce que j’sais pas quoi faire d’autre. J’aime tellement ma famille que j’la déteste parfois. Parce que, sans elle, j’en serais pas là… J’serais allée à l’université. Au lieu d’ça, je nettoie la merde de clients riches dans un hôtel avec vue sur la mer. Faut croire que j’suis bonne qu’à ça. Ques t’en sais putain? Fais pas comme si t’en avais quelque chose à foutre de toute façon. J’serre les poings. Tu vois..? Exactement comme mon père.

Franchement Raf, j’sais pas c’que j’fais. J’sais pas plus que toi apparemment parce que malgré ces années de silence, j’te connais encore suffisamment pour reconnaitre ce rire nerveux, pour savoir que c’est un mécanisme de défense chez toi. « Tu t’prends pour qui pour juger de ce dont je me soucis ou non, mh? » Mon regard toujours ancré au tient, sombre et perçant pour camoufler à quel point ça me déchire de te voir là comme ça. J’voudrais autant te prendre dans mes bras que te pousser dans l’océan là tout d’suite. T’as une tonne de tatouage maintenant et j’voudrais les tracer un à un alors qu’en même temps, j’me demande ce que tu te serais fait tatouer si c’est toi qui était aller en prison.